N°60 - été 2006

Éditorial

Utopie et lumières - Réformateur ou révolutionnaire ? La question est-elle si importante, qu’il s’agisse d’hommes politiques, d’hier et d’aujourd’hui, ou d’architectes,

comme Claude-Nicolas Ledoux1 dont on célèbre le bicentenaire de la mort par des événements resituant sa réflexion et son œœuvre dans leur contexte : le siècle des Lumières et plus précisément les encyclopédistes et la franc-maçonnerie qui réunissaient la plupart des penseurs et des scientifiques de l’époque ? Ne s’agit-il pas plutôt de savoir ce qui peut faire changer le monde actuel que chacun s’accorde à critiquer, mais souvent pour dire aussitôt que la mondialisation et la logique du développement économique imposent le système libéral mondialisé, ainsi devenu transcendental. Ce serait le seul choix, même si l’on constate la tendance de ce système à amplifier la fracture sociale, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud. En cette période pré-électorale, les conversations du café du Commerce sont désabusées et expriment la lassitude face à une réelle difficulté de l’exercice de la démocratie lorsque les débats portent moins sur les projets que sur les conflits de personnes, de tous bords. Le plus grand nombre - la jeunesse en particulier - aimerait croire à la possibilité d’un monde meilleur pour tous, théoriquement possible compte tenu des richesses disponibles, mais qui paraît loin. L’échec des révolutions socialo-communistes qui ont instauré des régimes totalitaires a refroidi les enthousiasmes. Héritière de la Révolution française, elle-même nourrie de la philosophie des Lumières, la société occidentale est dans l’incertitude. Quid de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, étendards de la République ? Le Progrès que devaient apporter les découvertes scientifiques, médicales en particulier, et les nouvelles technologies est-il vraiment là ? Et si l’on ne croit plus au progrès, si l’on ne s’autorise même plus à rêver d’une société idéale comme on le faisait encore dans les années 1960 (“Soyons réalistes, demandons l’impossible” entendait-on en mai 1968), peut-on encore évoluer ? Lorsque, au XVIe siècle, Thomas More, digne émule des grands philosophes grecs, critiquait les dérives du pouvoir et de la propriété et imaginait une république idéale sur l’île d’Utopia, inventant par là-même ce terme, on est bien obligé de constater qu’il posait, à sa manière, les mêmes questions de société que celles reformulées deux siècles plus tard par les philosophes des Lumières, et qui sont toujours d’actualité. Le recul de l’histoire a le mérite de mettre à nu les réalités contemporaines. La célébration de Ledoux est ainsi l’occasion de poser la question de l’utopie en architecture, moins pour savoir si Ledoux était ou non un utopiste, ou si l’on peut parler d’utopie lorsqu’il s’agit d’architecture puisque le sens étymologique veut que l’utopie soit “nulle part” alors que l’architecture est située, mais plutôt pour savoir si les architectes rêvent encore de contribuer à construire un monde meilleur ou s’ils y ont renoncé, s’agitant néanmoins pour ériger qui sa tour à Paris2, qui la sienne à Shanghai ou ailleurs, sans véritable autre projet que la production d’images pour la société du spectacle.
Gwenaël Querrien

1 - Cf. débat du 5/5 et exposition en cours à Arc-et-Senans, et cf. article § Documents.
2 - Cf.
Le Monde du 8/6/06, “Dix architectes veulent construire des tours à Paris”.

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