Éditorial
Innover dans l’économie - “Les moyens limités engendrent les formes nouvelles, invitent à la création, font le style”, écrit Georges Braque en couverture du catalogue de la IXe Triennale de Milan en 1951.
Aujourd’hui, l’économie de moyens fait de nombreux adeptes. Parmi ceux-ci, Éric Lapierre, le chef de file d’une ligne française, qui a théorisé sur la question et saisi l’opportunité de la Triennale d’architecture de Lisbonne, dont il a été le commissaire en cet automne 2019 avec son équipe de l’école d’architecture de Marne-la-Vallée, pour inviter le monde entier à réfléchir à la question. “Plus on réduit les moyens, plus l’expressivité est forte”, dit l’ancien élève de Jacques Lucan.
Mais qu’est-ce au juste que l’économie de moyens ? Une attitude pragmatique en réponse à des budgets par trop serrés ? Pas exactement, l’enjeu se situe ailleurs. “Ne rien rajouter qui ne soit nécessaire”, martèle Éric Lapierre en ouvrant le champ sur “la poétique de la raison”. La voie était tracée par la grande figure de Descartes bien sûr, mais aussi par Jean-Nicolas-Louis Durand qui écrira au début du XIXe siècle que “l’économie, loin d’être […] un obstacle à la beauté, en est, au contraire, la source la plus féconde”. La théorie de Lapierre se veut une position critique dans un débat architectural assez désorienté après le désastre du postmodernisme puis le délire des formes que l’ère des icônes a suscité depuis les années 1990.
Regardons alors : le kiosque à fleurs de Sigurd Lewerentz au cimetière de Malmö, l’église de Claude Parent et de Paul Virilio à Nevers, la propre maison de Jørn Utzon sur l’île de Majorque, l’entrée de la grotte de Niaux par Massimiliano Fuksas, la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris par Jean Nouvel et, tout récemment, l’entrée du Pearling Path à Bahreïn par Valerio Olgiati, autant de grandes références qui pourraient nous laisser penser que c’est dans la monomatière - à l’image de l’abbaye du Thoronet si chère à Fernand Pouillon - que s’ouvre la piste à suivre. Pas si simple. Le sujet interroge avant tout le mode constructif et questionne l’essentiel. “Comme l’art, l’architecture devrait permettre de réinterroger ce qui paraît évident”, pense Stéphane Fernandez1, qui aime concevoir une “architecture silencieuse” et fabriquer des maquettes exprimant la matérialité.
Dans le même temps, de l’autre côté de la planète, Carlo Ratti, commissaire de la Bi-City Biennale of Urbanism\Architecture de Shenzhen, met le cap sur la question de l’innovation urbaine. Juste avant que la Chine ne soit obligée de mettre un masque sur la bouche de millions de gens pour combattre une nouvelle épidémie, elle nous a invités à “regarder” la ville autrement, avec la société digitale et les nouveaux paysages de la mobilité. En choisissant le thème Eyes of the City, qui intègre aussi la reconnaissance faciale, le fondateur du Senseable City Lab au MIT ouvre largement le débat sur la smart city. Autant dire que c’est une tout autre économie.
Francis Rambert
1 – Dans Imperfection. Atelier Stéphane Fernandez, chez Park Books, cf. p. 111.
SOMMAIRE
LE THÈME
More with less ou l’économie de moyens comme esthétique
par Sophie Trelcat
De Lacaton & Vassal à Bruther en passant par Éric Lapierre et Bernard Quirot, la question de l’économie de moyens est au cœur du débat architectural en France. Pour autant, il ne saurait s’agir d’une spécificité française, tant ce souci d’économie est partagé par nombre de pays où le niveau de l’architecture est particulièrement élevé, qu’il s’agisse de la Belgique, du Chili, de la Suisse ou de la Grande-Bretagne. Le sujet, qui s’inscrit dans une chasse au superflu, implique un nouveau regard sur le mode constructif et la recherche typologique dans une quête d’essentiel et de liberté. Entre radicalité et rationalité s’ouvre le champ de cette démarche conceptuelle.
De l’esprit japonais
par Manuel Tardits
La relecture du mythique Éloge de l’ombre de Tanizaki comme celle du texte de Bruno Taut sur la villa icône de Katsura nous éclairent sur le débat de l’économie de moyens dans l’archipel nippon. Avec Tadao Andô, dont on connaît la maîtrise du vocabulaire frugal, puis SANAA, dont les œuvres en quête de légèreté ont conduit l’agence à beaucoup de sophistication, la question a été reformulée. Analyse depuis Tôkyô.
Une grande dose d’engagement et de passion
par Ivan Blasi
L’exercice de plus en plus fréquent qui consiste à transformer des bâtiments amène à réinterroger autant la structure que les matériaux. Ce sujet a une résonance particulière dans la péninsule Ibérique. De Barcelone à Lisbonne en passant par Madrid, l’idée pour les architectes est d’obtenir les meilleurs résultats possible dans une situation tendue.
Faire et penser l’architecture autrement
par Dominique Machabert
Des circonstances culturelles, historiques, économiques et politiques ont conduit à faire de la production architecturale portugaise, que l’on dit “d’auteur”, une exception. Son caractère inimitable et authentique tenait notamment à une économie de moyens de tous ordres qui ne la poussait pas à la performance technologique ni à la démesure mais plutôt à une discrétion pour laquelle elle semblait être faite. On connaît la suite : son succès international. Mais depuis la crise de 2008, qui n’a pas épargné le pays, les choses ont changé.
À Varsovie, lorsque la reconstruction stimule l’imagination
par Fabien Bellat
La capitale polonaise a beaucoup souffert, notamment avec la destruction du ghetto par les nazis en 1943. Et l’urbicide ne s’est pas limité à ce quartier ; de nombreux monuments et édifices publics ont été ainsi rayés de la carte. À la fin de la guerre, la question de la reconstruction a soulevé plusieurs débats et l’option moderniste, sous l’influence de Le Corbusier et Perret, a cohabité avec celle de la reconstitution. Privés du plan Marshall par les Soviétiques, les Polonais ont dû faire preuve d’efficacité dans une économie forcée.
Mariages de raison
par Gabriel Ehret
Depuis vingt ans, l’équipe lyonnaise Tectoniques travaille sur l’idée de mise en œuvre de l’économie de moyens dans des projets aux formes simples qui, au fil du temps, ont affirmé l’importance d’une architecture environnementale, comme l’a démontré la monographie intitulée Unplugged qui leur fut consacrée en 2008, mettant le projecteur sur douze bâtiments à ossature bois dont le parc des Oiseaux dans la Dombes. “Dessiner ce qui peut facilement se construire”, telle est la ligne qui s’affiche comme une alternative au tout-techno. Sans perdre de vue l’idée de l’évolutivité des bâtiments.
Assaut de rationalité à la Cité Descartes
par François Lamarre
L’économie de moyens qui préside à la conception de la résidence universitaire du campus Descartes à Marne-la-Vallée se traduit par une typologie qui n’est pas sans poser question. La rationalité prégnante du projet, qui s’accompagne de la préfabrication de nombreux éléments, connaît un dépassement sous la forme osée d’un atrium au cœur du bâtiment. Un lieu qui fait toute la différence, même si son usage reste à démontrer.
L’usine, machine à habiter
par Francis Rambert
Pièce du patrimoine industriel barcelonais, l’ancienne manufacture textile Fabra i Coats, dont l’histoire remonte à 1837, a révélé sa capacité de reconversion. Après une première étape tournée vers la pratique artistique, le site abrite désormais aussi un ensemble de logements sociaux, grâce à tout un travail architectural et structurel pour imbriquer les appartements dans une grande barre de cent mètres de longueur. Performances technique et budgétaire sont au rendez-vous.
L’économie de moyens, d’Auguste Perret à Éric Lapierre
par Christine Carboni
L’ENTRETIEN
ALAIN FLEISCHER
“L'architecture, comment ça s'écrit ?”
Propos recueillis par Francis Rambert
Cinéaste, photographe, artiste, écrivain…, Alain Fleischer a réalisé pas moins de 350 films, dont un sur Christian Boltanski - un travail commencé il y a 50 ans -, et sa connivence avec Jean Nouvel depuis la Biennale de Paris de 1980 est très féconde. Il aime à projeter des images sur les murs de la ville, à New York comme à Rome. Son regard sur l’architecture et la ville, surtout la nuit, nous dit l’importance de la déambulation et de l’errance dans des scénarios écrits par les architectes et les urbanistes. Son premier long métrage, tourné en 1968, explore ainsi les espaces de Sarcelles, ce qui lui fait découvrir le charme insoupçonné d’un grand ensemble. Tout l’amenait en fait à créer Le Fresnoy qui, dans son contexte à Tourcoing, s’avère un concept propice à la théorie architecturale.
L’ESPACE CRITIQUE
Tendance
L’architecte, le cuisinier et les anthropophages
par Richard Scoffier
Du quotidien au festif, l’acte de manger nous définit et les repas relèvent du rituel parfois initiatique. De Paris à Barcelone en passant par Rotterdam et Milan, analyse de certains lieux bien typés qui nous interrogent sur la transformation du besoin de se nourrir en plaisir esthétique. Ce qui n’exclut pas une vision à plus grande échelle, voire des projets qui renouent avec l’utopie.
L’identité chinoise au cœur de Taipei
par Serge Santelli
À Taiwan, les yeux sont rivés sur la métropole de Taichung avec les expérimentations architecturales ou climatiques de Toyo Ito et de Philippe Rahm. Pendant ce temps, Taipei, ville-capitale depuis 1950, suit son rythme au nord de l’île. Dominée par la tour néochinoise construite par C. Y. Lee en 2004, la ville, qui compte plus de 2,6 millions d’habitants, révèle toute une histoire et une stratégie. Comment l’architecture et l’urbanisme peuvent être porteurs du projet nationaliste, tel était l’enjeu après l’occupation japonaise.Entre mémorial des Martyrs et mausolées des grandes figures de cette page d’histoire, décryptage de ce patrimoine urbain moderne.
Comme une allégorie de la terre d’Israël
par Philippe Trétiack
Un Centre européen du judaïsme s’est ouvert à Paris, place de Jérusalem, dans le 17e arrondissement. Ce complexe communautaire conçu par Stéphane Maupin, avec Bruno Fléchet, réunit lieu de culte, école et bureaux. Pas moins de treize années ont été nécessaires pour achever cet ouvrage aux façades de béton brut strié et de verre gravé d’or.
Anthracite entre les rochers
par Christine Desmoulins
Pourquoi renoncer au luxe ? Les plus aisés n’hésitent pas à confier à leurs architectes les commandes singulières dont ces derniers rêvent. Démonstration avec une villa aux allures de maison d’hôtes dans le village de Porto Cervo sur la Costa Smeralda, en Sardaigne, lieu de villégiature des fortunes mondiales où Karim Aga Khan IV a su aménager des kilomètres de littoral.
Entre monumentalité et invisibilité, l’énergie en ses lieux
par Guy Lambert
Des multiples angles par lesquels on envisage aujourd’hui la question de l’énergie, l’entrée spatiale (du territoire à l’architecture) suscite un intérêt toujours fort. Et pas seulement parce que le cadre bâti est pointé comme un domaine dans lequel pourrait être réduite la consommation - comme en témoignent plusieurs publications récentes abordant la production énergétique au filtre de l’architecture, du territoire et du paysage.
• Ana bela de Araujo, Auguste Perret, la Cité de l’atome. Le Centre d’études nucléaires de Saclay, Éditions du patrimoine, 2018.
• Fanny Lopez, L’Ordre électrique. Infrastructures énergétiques et territoires, MétisPresses, 2019.
• Les Carnets du paysage, “Énergie”, n° 36, automne 2019.
L’échappée belle
par Rémi Guinard
Loin de Lhassa, un conte tibétain donne une belle opportunité pour une virée rurale. Loin d’Alger, un road-movie énigmatique nous entraîne dans le désert saharien. Loin du cœur de Tunis, c’est de banlieue à banlieue que le scénario conduit le spectateur dans une forêt. Loin des trépidations de la ville et des applications des urbains, c’est entre Paris et Montreuil que tout se joue. Quelle que soit l’intrigue, la ville est toujours là, dans un exercice de hors-champ.
• Jinpa, un conte tibétain, de Pema Tseden (Chine, 2018, 86 min).
• Abou Leila, d’Amin Sidi-Boumediène (Alg./Fr./Qatar, 2019, 135 min).
• Sortilège, d’Ala Eddine Slim (Fr./Tun., 2019, 120 min).
• Le Sel des larmes, de Philippe Garrel (Fr., 2020, n&b, 100 min).
Enseignement
Une ardente patience dans un nouvel espace de liberté
par Bita Azimi
Archiscopie poursuit son panorama de l’enseignement de l’architecture en France à l’heure des grandes transitions écologique et numérique. Après Montpellier, Paris-Malaquais et Paris-Val de Seine, zoom sur l’ENSA de Paris-Belleville avec la pédagogie de Bita Azimi, le A de l’agence CAB depuis la fondation de cette dernière à Nice en 2002. Du dessin à la machine virtuelle, le champ d’exploration est large.
LA BIBLIOGRAPHIE