Éditorial
La ruralité, une source intarissable - La crise sanitaire a changé la donne. Les cartes du territoire sont rebattues. La métropole, bassin d’emploi par excellence, n’est plus le seul attracteur, il y a comme un regain d’intérêt pour la campagne.
La ruralité fleure bon l’urbanité. “La tendance porteuse de grandes métropoles est sans doute derrière nous”, analyse dès fin 2020 Jérôme Fourquet, le directeur du département Opinion à l’IFOP, prévoyant qu’“une hiérarchie darwinienne entre les villes moyennes va se mettre en place”. Si 87 % des Français estiment préférable d’habiter dans ces villes, 16 % de ceux qui vivent dans les grandes villes sont attirés par des petites cités1. Forte de l’appui des nouvelles technologies, la jeune génération d’actifs (plus que jamais télétravailleurs) n’hésite plus à quitter la ville pour trouver un cadre de vie plus équilibré, plus proche de la nature. Pour autant, on ne peut pas dire que l’on assiste à un exode urbain à proprement parler. C’est ce que confirment les premiers résultats d’une étude pilotée conjointement par le PUCA et le Réseau rural français, évoquant un double malentendu2. Et l’on voit poindre une “greentrification”.
La ruralité ne saurait être un nouveau sujet pour l’architecture, tant les archétypes sont nombreux au milieu des champs, comme dans les vallées alpines ou le long des côtes. On se souvient notamment de la maison construite dans le Sud-Ouest en 2000 par Lacaton & Vassal, à Coutras, réutilisation d’un modèle de production agricole : la serre. Être en symbiose avec le milieu, en phase avec le contexte, c’est l’idée-force quel que soit le territoire. L’architecture de la disparition est ainsi un thème récurrent dans le paysage. La maison encastrée par Future Systems dans la lande des Cornouailles au Royaume-Uni, le chai de RCR enterré sur les hauteurs de Palamós en Catalogne, et bientôt celui de Carme Pinós dans le vignoble de Ribera del Duero, nous confirment cette tendance à faire corps avec la nature. Et l’on connaît le travail très juste, sur un lac ou en fond de vallée, des frères Janin, ce duo d’architecte et paysagiste issu du monde agricole, ou celui du quatuor d’Orma qui distille si bien le contemporain dans le patrimoine corse. Car l’enjeu est d’être bien dans le lieu.
La ruralité favorise par ailleurs l’émergence de typologies hybrides comme la maison-hangar agricole de Guillaume Ramillien et Jean-Christophe Quinton en Normandie, ou le chai-maison agrémenté de chambres d’hôtes dans le vignoble mosellan, d’après un concept de Gens. Re-questionner les modèles, réinvestir les cœurs de village est dans la logique des choses. Ainsi Anna Chavepayre, qui a fait ses armes dans de grandes agences internationales avant de créer son propre atelier sous forme d’un collectif, a finalement choisi de s’implanter au pied des Pyrénées. Militant pour une ruralité réinventée, cette Suédoise d’origine voit le Béarn comme “un nouveau Berlin”, une façon de souligner le large champ d’intervention au service des modes de vie locaux. Oui, la ruralité est source de projets.
1 – “Baromètre sur l’attractivité des villes moyennes”, juillet 2021.
2 – “Exode urbain ? Petits flux, grands effets. Les mobilités résidentielles à l’ère (post-)Covid”,
cf. <popsu.archi.fr>.
Francis Rambert
SOMMAIRE
LE THÈME
La ruralité, nouvel eldorado ?
par Christine Desmoulins
L’architecture contribue à valoriser les territoires ruraux, et de multiples acteurs s’écartent des ornières qui mènent à l’abandon, grâce à des programmes et des opérations bien ancrés. Depuis notre premier dossier sur ce thème il y a trois ans, les gilets jaunes ont transformé les ronds-points en places de village protestataires et le Covid-19 a mis en vogue un certain retour vers les campagnes. Rurbains ou pas, les habitants profitent de ces nouveaux équipements.
Terres. La fin des géorgiques
par Mathieu Mercuriali
Synonyme de “nature” pour beaucoup, la ruralité est devenue pour certains citadins une possibilité de s’engager dans une nouvelle vie, en télétravail ou en reconversion professionnelle, au plus près de la terre. Architectes et urbanistes doivent en mesurer les enjeux, qu’il s’agisse de la préservation des sols et des espaces naturels ou de l’organisation des infrastructures et de l’habitat car, in fine, campagnes et villes doivent faire partie commune dans la transition écologique.
Voisins de clocher dans les Alpes
par Dominique Amouroux
Inutile de rechercher dans l’espace rural savoyard l’équivalent du chai “griffé”, ce bijou contemporain des viticulteurs : le carcan du vernaculaire y a durablement asservi la création. Mais peu à peu, cette cuticule se déchire. Elle laisse percer une métamorphose où l’architecture exprime l’usage multiforme de territoires fortement caractérisés par leur topographie.
Sur les sentiers de l’expérimentation
par Gabriel Ehret
Implantée à Paris et également à Voiron dans l’Isère, l’agence png, lauréate des AJAP en 2014, s’est attachée depuis à intervenir dans les collectivités rurales, celles de l’arc alpin notamment. L’approche low-tech de leurs solutions environnementales, liée à une expérimentation constructive, est très appréciée. La relation au paysage comme au patrimoine est de facto au cœur de leur démarche.
En verre et pour tous
par Christine Desmoulins
En Lorraine, la mutation du Site verrier de Meisenthal, opérée par SO-IL et Freaks, assure le renouveau du village. La détermination d’un groupe d’enfants du pays soutenus par la communauté de communes du Pays de Bitche a débouché sur un programme original et une stratégie de développement qui puise aux sources d’un lieu où Émile Gallé, maître de l’Art nouveau, fit ses premières expériences.
Trois en un
par Francis Rambert
En Moselle, au domaine Les Béliers, la construction d’un chai à flanc de coteau fut l’occasion pour les architectes de l’agence Gens de réunir trois fonctions - produire, résider, accueillir - dans une même figure linéaire. Une inscription contemporaine dans le paysage rural, réglée par l’économie de moyens.
Reconstruire entre dogmes et blocages
par Philippe Trétiack
En zone rurale aussi, les aléas climatiques font des ravages à grande échelle. On se souvient de la catastrophe qui, au moment de la tempête Alex, a gravement sinistré plusieurs vallées de l’arrière-pays des Alpes Maritimes au début du mois d’octobre 2020. Fort de son expérience à Romorantin, petite ville du Loir-et-Cher qui, en juin 2016, a connu la pire crue de son histoire, l’architecte Éric Daniel-Lacombe est devenu un expert en matière de prévention des risques aquatiques. Une affaire de stratégie.
L’approche rurale dans la conception
par Ivan Blasi
Dans la péninsule Ibérique, où l’on parle aujourd’hui d’une Espagne “vidée”, de nombreuses interventions architecturales réalisées en milieu rural depuis les années 1990 sont venues enrichir les territoires. Cette production hors du champ métropolitain combine création contemporaine et valorisation du patrimoine. Architecture rime alors avec agriculture et viticulture, et, bien sûr, avec culture.
Le Japon, un rapport à la nature en déliquescence
par Cécile Asanuma-Brice
Intégrer la nature à l’urbain, cela paraît incontournable à l’échelle de la capitale japonaise avec ses 39 millions d’habitants, qui doit par ailleurs lutter contre les îlots de chaleur. Si l’on semble loin d’arriver à cet équilibre, quelques opérations, entre écoquartier et colline verte, tentent de proposer des modèles plus verts pour une nouvelle urbanité. Et les toits de parkings publics peuvent aussi faire l’affaire dans un processus de revégétalisation.
Le kolkhoze en cause
par Fabien Bellat
Au début de l’ère soviétique, il s’agissait de gérer la production agraire. Issus de regroupements de villages dans les années 1920, les kolkhozes et autres sovkhozes forment une nouvelle typologie de fermes collectives mises en place par Staline. Peu efficaces et fabriquant une ruralité carcérale, elles ont montré les limites de l’agriculture collectiviste. Khrouchtchev essaiera pour sa part de moderniser les stations de machines et de tracteurs. Le sujet inspira un film à Eisenstein, La Ligne générale.
Une culture de la ruralité - Repères chronologiques, 1935-2022
par Christine Carboni
L’ENTRETIEN
CARME PINOS
“L’architecture offre un art de vivre”
Propos recueillis par Francis Rambert
L’Espagne vient de lui décerner son prix national d’architecture. Très attachée à la conception par le dessin et la maquette, Carme Pinós a fait de son studio sa famille, et de son métier sa vie. Sans se dire urbaniste pour autant, elle travaille depuis une trentaine d’années sur la relation de l’architecture à la ville. Elle a commencé son parcours avec Enric Miralles (1955-2000), cosignant avec lui le cimetière d’Igualada, référence en la matière, et aime à utiliser la géométrie, comme le jeu structurel, pour inscrire ses bâtiments dans leur contexte. Tandis qu’à Barcelone elle a remodelé la place de la Gardunya en articulant deux bâtiments à l’arrière du marché de la Boqueria, à Saragosse la CaixaForum joue désormais son rôle d’attracteur dans un parc urbain. Mais son œuvre ne se limite pas à la péninsule Ibérique ; l’architecte a réalisé le MPavilion 2018 dans un parc à Melbourne, un bâtiment universitaire sur le campus WU à Vienne et plusieurs ouvrages au Mexique, dont deux tours de bureaux à Guadalajara. Si la ville est son sujet de prédilection, elle, qui a beaucoup vécu à la campagne dans sa jeunesse, est par ailleurs très sensible à la relation au paysage ; l’extension d’un hôtel sur l’île de Majorque et le futur chai dans la région viticole de Ribera del Duero le prouvent. Autant d’opportunités de développer des “scénarios pour la vie”.
L’ESPACE CRITIQUE
Tendance
Dans les jupes de maman
par Richard Scoffier
Non, les rideaux n’envahissent pas seulement nos espaces habitables pour contrôler la luminosité ou mettre le monde extérieur à distance. C’est aussi une survivance de notre vie nomade quand, avant de nous sédentariser et de nous urbaniser, nous parcourions les steppes dans des tentes.
Au service du 7e art
par Sophie Trelcat
À Cannes, le campus Georges-Méliès, dédié bien sûr au cinéma et plus généralement à l’image, marque l’une des entrées de la ville. En écho à la minéralité du paysage environnant, cette architecture sculpturale et bien rythmée de béton blanc favorise le brassage de ses utilisateurs. À commencer par le millier d’étudiants qui croisent les salariés et autres start-up du monde de l’audiovisuel.
Greffe dans le paysage des sheds
par Francis Rambert
Sévèrement menacé hier, l’atelier 57 Métal, bâtiment livré en 1984 à Boulogne-Billancourt par Claude Vasconi du temps de la Régie Renault, a trouvé aujourd’hui son salut dans une transformation. Une opération complexe menée à bien, pour le compte de BNPPI, par Dominique Perrault qui en a fait, plus qu’un siège social, un démonstrateur. L’ensemble tertiaire et hybride s’ouvre ainsi sur le quartier du Trapèze, qui achève sa mutation.
Les matériaux de construction, de la production à la mise en œuvre
par Guy Lambert
Maintes recherches historiques sur les matériaux croisent les préoccupations actuelles des concepteurs et des constructeurs en ce qui concerne les filières productives, les vertus de la proximité et l’idée d’économie globale. Deux livres en particulier en témoignent, un manuel sur la pierre et un ouvrage collectif sur le métal au XIXe siècle.
• François Blary et Jean-Pierre Gély, Pierres de construction. De la carrière au bâtiment…, Paris, CTHS, coll. Orientations et méthodes, 2020.
• Matteo Porrino (dir.), Les Matériaux métalliques. Histoire d’une technique et sauvegarde du patrimoine du 19e siècle, coll. Archigraphy poche, Genève, Infolio, 2021.
Terres agricoles sous pression
par Rémi Guinard
En lisière métropolitaine, la consommation des terres agricoles ne cesse guère. Cette mutation des territoires ruraux, déjà impactés par le passage des lignes à haute tension et autres éoliennes, transparaît au cinéma sur différentes scènes. Près de Paris avec EuropaCity, plus loin en Turquie ou en Papouasie. Autant d’exemples qui confirment la fragilité de la ruralité.
• L’Horizon, film d’Émilie Carpentier (Fr., 2021, 84’).
• Douce France, documentaire de Geoffrey Couanon (Fr., 2020, 95’).
• Les Promesses d’Hasan, film de Semih Kaplanoglu (Turquie, 2020, 147’). En salles depuis le 3 août 2022.
• 140 km à l’ouest du paradis, documentaire de Céline Rouzet (Fr., 2022, 86’). En salles le 21 septembre 2022.
LA BIBLIOGRAPHIE